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LES MURMURES D’UN ECUREUIL Je marche, seule, sur un petit chemin tortueux et retiré, le ciel déverse ses larmes sur le feuillage des buis centenaires et des chênes du bosquet avoisinant que le vent balance énergiquement. Elles ruissellent aussi sur moi, en moi. C’est aujourd’hui le premier jour du printemps, toutefois, en cette heure matinale, il fait froid, il fait sombre et mon être grelotte. Dissimulés dans la cime des arbres les oiseaux sifflent de jolies mélodies, alors que je lève les yeux pour tenter de les percevoir, tout à coup me surprend Petit Ecureuil sautillant sur une branche. A peine aperçu son sublime panache roux, je m’anime et affiche un large sourire sur mon visage réjouit, qu’importe s’il fait froid, qu’importe s’il fait triste, la beauté de l’instant me réchauffe et me transporte à la découverte de son monde. Depuis deux semaines, il croise ma route quotidiennement, il doit avoir sa cabane dans le tronc d’un des chênes de ce bois, et, libéré de toute appréhension, il passe très près de moi, il me touche me frôle, il flirte avec mon âme et cela m’inonde de plaisir. Quelques mètres à peine nous séparent, tous deux immobiles nous nous dévisageons avec respect et jaillissant de son joli petit museau, son regard noir me transperce avec douceur. Mon imaginaire si habile me consent d’entendre son doux murmure me conter comment il façonne minutieusement un nid douillet pour accueillir sa muse. Cependant ce n’est qu’un instant volé car, ce plaisir à peine gouté, Petit Ecureuil dévale le tronc jusqu’au sol et disparait dans les feuillages où une vie si éloignée de la mienne l’attend. Aussitôt la pluie froide reprend le dessus, elle balaye la lumière et me renvoie péniblement l’image de la raison et de la réalité. Nul espoir de voyage avec lui ne peut être envisagé hormis celui que mon imaginaire m’autorise… je sais qu’un jour prochain je le reverrai, mes yeux scintilleront à nouveau, dans sa petite cabane il m’accueillera et nous partagerons des moments de quiétude, simplement, blottie contre lui je chuchoterai mes larmes et mes rires, je déploierai avec ferveur mon inépuisable puit de rêves, je lui murmurerai les chants ou les plaintes de quelques secrets indécents. Le sourire aux lèvres il m’écoutera exhiber les scénarios coquins si délicieusement imprévus de ce joli petit pavillon isolé à l’abri du monde. On nomme ce pavillon La Folie, non qu’il transgresse la raison, mais qu’il invite à l’accomplissement de folies, à vivre des moments intimes en toute discrétion, à susciter l’imaginaire et la créativité. Sous sa voute protectrice, les murs épais de brique sont imprégnés d’une longue et riche histoire de rendez-vous galants. Un jour, en des temps anciens, une femme pénétra dans l’antre de cette Folie, subtilement elle proposa à un homme de l’y rejoindre. Ils parlèrent peu, leurs regards ne se croisèrent pratiquement pas néanmoins elle fut immédiatement troublée par sa présence. Certes elle était séductrice et désirait lui plaire, mais elle ne prit pas conscience que, son corps exultant si vigoureusement le désir, elle libérait autour d’eux un parfum érotique envoutant, un arome qui eut le pouvoir d’embraser cet homme. Se posant sur elle, découvrant son corsage et explorant les parties les plus intimes de sa féminité, les mains de l’homme révélèrent rapidement une envie impulsive incontrôlable. Sans peine elle se livra à lui en ce lieu insolite, leurs corps fébriles s’exprimèrent avec puissance. Leur étreinte fut intense. Ce fut bon. Ce fut une délicieuse folie.
LE JARDIN DE MES MOTS Le récit de cette rencontre entre un oiseau errant et un livre abandonné est inspiré du conte de C. Clément et S. Montmoulineix « Le mot sans lequel rien n’existe » Ed. du Sorbier mais le déroulé de leur histoire emprunte des chemins distincts. Un Oiseau désenchanté errait, seul, au grès de vents violents et implacables au-dessus de pays dévastés qui n’offraient que des montagnes froides et cruelles où il n’osait se poser par crainte de s’égarer. Une marche épuisante guidait son voyage car les sommets infranchissables se succédaient et chaque fois qu’il s’efforçait de croire qu’il atteignait son but, il y avait toujours derrière une colline, une autre colline plus haute et plus pénible à gravir, puis une autre et encore une autre… Les appels de son cœur accablé de solitude restaient muets et ses yeux éteints camouflaient les jardins d’une âme alourdie de tristesse. Après un si long et épuisant voyage, il parvint un jour à s’éloigner de ses austères nuages pour atteindre une prairie illuminée par de fantastiques fleurs aux couleurs inattendues. Son regard fut attiré par un grand livre oublié par un inconnu. C’était un beau livre. Tout doucement, un vent calme et apaisant en agitait les pages et la magie des mots et des images s’offrit à cet Oiseau émerveillé. Il se posa sur ce livre se mit à picorer les mots et les phrases à se délecter de la puissance de leur sens. Fort des découvertes de partages de rêves et d’émotions, l’Oiseau déploya ses ailes et reprit son envol vers des lieux plus lointains où l’horizon se dessinait entre un ciel limpide et une terre plus accueillante. Il laissa éclore en lui la lumière, au détour de nouvelles rencontres il se mit à son tour à semer les mots dont il s’était nourri, sans crainte de douter car c’est ainsi qu’un être avance, lentement, l’esprit tourné vers la colline suivante sans certitude simplement impliqué dans une expédition au sein de nos existences…
SEANCES D'ART THEARPIE : L’ETRE EST UN MONDE L’être est un Monde mué d’un mouvement permanent, il respire la vie et son paysage est empreint de son histoire. Son fluide originel provient des profondeurs inexplorées et mystérieuses des montagnes de ses désirs et de ses rêves. Le parcours de sa vie débute comme un jeune torrent, vif, tumultueux, insatiable de rencontres et de découvertes. Il poursuit ensuite son histoire telle une rivière sinueuse à la recherche de sa destinée, jonchant les plaines de cultures abondantes aux couleurs étincelantes. Toutes les richesses récoltées le long de sa route nourrissent l’Etre-Monde, il acquiert l’autonomie et la force nécessaires à son évolution en un fleuve majestueux apte à se mêler à d’autres eaux, à d’autres vies dans un vaste océan. Cet Être-Monde si singulier se sent bercé dans un univers de douceurs lorsque le soleil des Êtres-Mondes environnants le réchauffe préservant ainsi un équilibre grace auquel il respire et se déploie pareillement au printemps créateur de vie et d’espoir. L’être est un monde. Il a un visage, témoin de nos expressions, de nos émotions et ce visage est un volcan, dans son sillon, entre les joues et le haut du nez, se trouve la vallée des larmes, territoire de prédilection pour le flot de nos larmes. Si elles apparaissent parfois dans des circonstances de joie de rire et d’amour, elles trahissent le plus souvent un état de tristesse de douleur ou de rage. Elles font si mal lorsque l’Etre-Monde est violenté agressé frappé ; lorsqu’il est assailli d’ouragans et de tempêtes cruelles ; lorsque le froid intérieur le tétanise ; lorsque ses rivières de joies et de rêves s’assèchent et que son souffle s’éteint. Apeuré, fragilisé, l’Etre-Monde s’immerge inévitablement dans un naufrage affectif émotionnel et social. Anéanti, il traverse des périodes de glaciation absolue et, similaires à la lave du volcan en éruption, les larmes de la détresse jaillissent avec intensité, depuis les entrailles de cet Etre-Monde ravagé, brulant tout espoir de reconstruction tant les souffrances infligées annihilent son énergie vitale… L’être est un Monde. Que deviennent toutes les larmes qu’il ne pleure pas ? L’être est un Monde aux ressources insoupçonnables, et lorsque ses failles sont si profondes qu’il se retrouve dans l’incapacité à panser ses fractures psychiques, il demeure en lui la faculté de réveiller et d’accueillir, ne serait-ce que brièvement, certains plaisirs sublimant le présent car s’ils sont éphémères, ils peuvent s’avérer intenses. L’Être est un monde ; l’art thérapie une rencontre Depuis que l’homme pense, depuis qu’il est homo sapiens, l’art accompagne l’humanité, il utilise l’acte créatif pour transmettre son histoire et pour établir un lien entre les êtres. Forgeant une alliance thérapeutique entre un art thérapeute et un patient, les capacités déployées par la création et par l’imaginaire de celui-ci sont reprises pour l’accompagner dans la mise en forme métaphorique de son histoire émotionnelle ouvrant la porte du désordre intérieur qui le fait souffrir afin de déposer sans risques les mots de ses maux. Puis, dans l’intention de guider chaque individu vers une zone de quiétude psychique et vers un étayage dans l’individualité, dans une relation à lui-même ainsi qu’aux autres, la recherche de résolutions et des ressources vitales ensevelies dans les profondeurs même de son être est essentielle. « Vous cherchez le bonheur et la félicité où ils ne sont pas. Pourquoi les cherchez vous ailleurs qu'en vous-mêmes? » Epictète, Philosophe Grec, 135 Ap. J.C. La puissance du processus de l’art thérapie va tenter d’aider l’Être Monde à déployer ses sens, ouvrir son esprit au-delà de lui-même, donner du temps à ses plaisirs, et parvenir ainsi à raviver en lui une lueur de quiétude et d’harmonie émotionnelle à l’instant présent qui bâtira la structure d’une pulsion de vie et de croissance. Le postulat indispensable de leur relation contribue à fonder une confiance sans faille ainsi, l’art thérapeute va offrir un regard et une écoute vrais pour accueillir les mystères autant que les larmes que l’Être Monde pleure ou qu’il ne pleure pas. Afin que ces personnes poursuivent leur parcours dans la voie que seuls ils peuvent emprunter, l’art thérapeute, n’étant qu’un passeur, quittera le navire de leur bref mais intense voyage commun…
VIENS PETIT MOINEAU VIENS MON AMI FIDELE La maladie est un évènement de vie qui rompt un équilibre se traduisant par une inadaptation à une situation nouvelle. Le projet de la personne malade est de retrouver un nouvel équilibre, acceptable à l’instant présent et basé sur les valeurs différentes de celles de la vie de bien portant. Et puis il arrive qu’une maladie comme le cancer continue à se développer narguant toutes les connaissances médicales. Quand le corps médical ne peut plus guérir, une nouvelle dimension du soin apparait : le soignant accompagne un être dont il sait que son existence va lui échapper. Cet être possède un corps et un mental. Le mental, indissociable du corps, intellectualise sa vie, sa propre vie qui s’éloigne, avec des souvenirs, ses rêves, ses projets, ses joies et ses souffrances, ce qui fait de cette personne un être unique et singulier. Durant la phase terminale de certaines pathologies, l’être malade perd sa conscience sombrant dans un profond coma et, alors que le corps poursuit sa lente course vers la mort, le mental se retrouve isolé de la communication avec le monde. Le corps réel va parfois se détériorer avec une telle violence que l’image qu’il renvoie à son entourage peut modifier sa relation. Il arrive qu’une profonde incompréhension s’installe chez le professionnel de santé et génère une souffrance si son regard s’arrête à la vision d’un corps meurtri détruit déformé et humainement méconnaissable. Comme dans toutes les histoires de vie que l’on rencontre, celle de M.A. est complexe et riche dans le partage et la relation humaine. M.A. est un homme marginal d’une cinquantaine d’années, socialement isolé. Trois ans plus tôt M.A. est atteint d’un cancer laryngé dont il guéri. Il en garde cependant une séquelle : la trachéotomie qui lui impose un moyen de communication nouveau pour lui au travers d’un amplificateur vocal. Dès lors sa vie se poursuit ainsi. Mais la rencontre avec le cancer se renouvelle au niveau des sinus et cette fois la maladie devient rebelle à tout traitement. Il se familiarise avec la maladie et s’adapte aux conséquences qu’elle engendre dans son corps. Sa masse corporelle ne cesse de fondre, sa démarche devient frêle et vacillante, la plaie du visage grossit et détruit peu à peu mais irrévocablement la moitié de son visage. M.A. a perdu dans le passé sa voix, cette voix qui est un des reflets de la personnalité d’un individu. Aujourd’hui il est dépossédé d’une part de son identité puisque l’image de son visage et de son corps se détériore et il perd avec elle son autonomie sociale, malgré cela, il dit souvent « heureusement je suis en vie… » Enfin, les derniers jours de sa vie, il sombre dans un coma profond et perd tout contact avec le monde. Aborder et rentrer en relation avec celui dont la maladie s’exprime si violement, dont la communication devient irréalisable et dont on sait que la mort est proche peut devenir source de difficultés et d’impuissance pour toute personne qui le côtoie. Aujourd’hui le printemps inonde la nature du don de la renaissance. Monsieur A. est allongé sur son lit, immobilisé et l’infirmière et art thérapeute que je suis pénètre dans la chambre qui est son unique univers de vie depuis plusieurs mois. Nous sommes seuls dans cet espace et je sais déjà que je serai l’unique personne qui l’abordera ce jour. Parmi le personnel, nul ne veut plus entrer dans sa chambre pour éviter d’affronter cet humain déshumanisé par la maladie. Mais alors comment parvenir à mes yeux, à mon être, à ma conscience de lui octroyer sa dignité d’homme ? Après un long moment silencieux passé dans cet espace étouffant, regardant tantôt vers ce corps que je juge inhumain et tantôt la nature qui s’offre à nous par la fenêtre, je me remémore que Monsieur A. décrivait souvent son angoisse majeure, celle de perdre la vue. Spontanément je commence à décrire à haute voix notre environnement, le temps qu’il fait, les arbres, la verdure, l’oiseau qui passe… des sensations, des images de lumière et de vie me parviennent lentement et je dépeints alors les couleurs et les sons que je perçois. Peu à peu apaisée par mes craintes de l’aborder, mes mots s’orientent vers Monsieur A., je deviens sa vue et son ouïe. Parfois les coïncidences nous offrent des cadeaux inattendus : un petit moineau s’approche du rebord de la fenêtre, ces petits volatiles se sont accoutumés à venir grignoter les miettes que Monsieur A. leur dépose. Il aime les oiseaux car ce sont des compagnons de voyage et les observer est un ravissement pour lui. Ils sont fidèles, ils l’apprécient pour ce cadeau qu’il leur fait tous les jours. Il est vital pour les oiseaux de s’alimenter, il est vital pour Monsieur A. de les voir vivre et évoluer là où lui ne peut le faire. Ce jour-là pas de miettes. Ce jour-là pas de Monsieur A. Mais les moineaux sont présents, sans crainte ils scrutent l’intérieur de la chambre, ils attendent leur repas sans savoir que la mort guette un homme au pied de son lit. Les animaux ne connaissent pas l’angoisse des êtres humains liée à la perte et à la mort car ils n’ont pas conscience de la finitude que détient l’être humain. Lentement je dirige mon regard vers Monsieur A. éveillant dans ma mémoire les images de ses sourires, ainsi que les moments partagés. Mon imaginaire s’évade dans une nouvelle dimension pour élaborer un conte féerique que je partage avec lui. Rapidement il intègre l’histoire qui se trame, il est présent, il est en vie, souriant, élégant, serein. Je ne dévisage plus un simple corps, mais bien un Être, un Être en vie. Il a retrouvé à mes yeux la dignité, celle qu’il avait perdue du fait de mes propres peurs. Délicatement je m’approche et m’assois auprès de lui prenant sa frêle main dans la mienne. Telle une exploratrice, je m’élève avec cet homme vers le pays imaginaire des contes, un univers où nous contrôlons le temps l’espace les objets et les êtres. De nouveaux choix d’existence s’offrent à nous et il suffit de décider et de changer le cours du temps et de l’histoire. Dans ces contrées notre puissance créatrice a des pouvoirs sans limites. Dorénavant je précise « nous » car si cet homme ne communique plus, c’est bien cette rencontre avec lui qui induit l’élaboration de mes idées, c’est ensemble que nous nous engageons dans cette aventure pour découvrir le monde mystérieux des conteurs. Le ton de ma voix au début à peine audible et hésitant se fait doux tout en s’affirmant… « … il était une fois un homme au regard tendre qui se prénommait R. Il avait un ami fidèle, un petit moineau virevoltant sous le ciel Allant et venant d’arbre en arbre Jouant dans un jardin aux cascades d’eau claire et aux fleurs multicolores Chaque jour ce petit moineau emporte cet homme sous son aile Des guirlandes d’oiseaux aux couleurs chatoyantes guident leur envol par des chemins éclatants de lumière Ensemble ils vont visiter d’autres pays. Loin d’ici… » Avant de quitter la chambre je dépose une petite part de gâteau sur le rebord de la fenêtre. Cette offrande est une continuité dans la relation de cet homme avec la nature. Dans un ultime voyage, Monsieur A. empruntera deux jours plus tard un nouveau passage, celui qui le mènera vers un monde au-delà de nos vies.
LE CRI « J’ai parlé aux ombres qui sont en nous. Avec les yeux de mon âme j’ai affronté leur regard Partagé le pain de leur tourment. Et les ombres m’ont répondu : « Vois ! » Là où ne régnait que « regarde » Alain Suied, poète tunisien En Asie, vers 200ans avant J.C. une légende raconte qu’un prêtre taoïste se présenta un jour devant le fils du ciel qui pleurait la disparition de son épouse favorite. Le prêtre promit à l’empereur désespéré de faire apparaitre sur un écran celle qu’il aimait. C’est ainsi que le théâtre d’Ombre et Lumière fut inventé pour invoquer les âmes mortes en faisant revivre ceux qui avaient disparu. Ombre et Lumière ne peuvent exister l’un sans l’autre tel le Yin et le Yang le jour et la nuit ou la vie et la mort, mais leur harmonie est compromise dès lors que la Lumière faiblit devant l’Ombre. Nous rencontrons parfois des personnes immergées dans l’Ombre car elles ont perdu une partie intérieure d’elles-mêmes, celle qui jalonne leurs rêves, leurs fantasmes ou leurs illusions, alors leur Corps physique esquisse une existence dénuée d’harmonie. Leur Être négligé se retrouve emmuré dans un rempart si épais qu’il ne parvient pas à accéder à la Lumière. Leur identité même est effacée. Pour autant, ces personnes ne sont ni tristes ni inquiétées car elles n’ont plus la capacité de discerner leurs émotions, de les susciter et de les manifester alors elles sont là, simplement, sans savoir pourquoi elles y sont, sans savoir où elles vont. « J’avance parmi les décombres De tout un monde enseveli Dans le mystère des pénombres A travers les limbes de l’oubli. » Théophile Gautier, Le château du souvenir, 1852 Voici un homme, il dit ne pas être un homme, il dit n’être qu’un « masque » et son Être qu’une « Ombre ». Une Ombre qui s’est sournoisement développée pour envahir le vide de sa (dit-il) « misérable vie » sans aucune opportunité de construire un à-venir puisqu’ « aucune lumière ne m’illumine, aucune flamme n’a jamais brillé en moi ». Voilà que ce patient s’autorise à exposer le visage de son Être Intérieur qui semble vouloir émerger de l’Ombre dans laquelle il se noie ; le visage qu’il peint est vaporeux, sans réelle structure, « que l’on ne peut atteindre et qui ne peut s’évader car je l’ai enchainé » avoue-t-il. En contradiction avec la violence que traduit sa peinture, il décrit calmement et en douceur la cohabitation entre son Ombre intérieure et son corps organique malmené et éreinté par les phases incessantes de régimes-boulimies, reprises-pertes de poids, interventions chirurgicales de reconstruction physique insatisfaisantes tant ses représentations mentales d’un corps fantasmé influencé par les normes socioculturelles sont illusoires et donc inaccessibles à ses yeux. Il façonne son corps sans pour autant s’y sentir vivant car, au-delà de son aspect physique, il n’a pas suscité les changements nécessaires à un nouvel équilibre psychoaffectif. Cette zone d’Ombre, c’est sa vie, son refuge psychique, elle le domine et en même temps il en est le maitre. Il dévoile même une symbiose entre eux, en effet, dans sa profonde solitude affective, seule cette Ombre de souffrances retenues jalonne sa vie et ses maigres désirs, sans elle, il ne serait plus, avoue-t-il, du moins dans cette vie terrestre. Alors, depuis les profondeurs de son Être, les yeux du visage peint sur la feuille sont noirs et vides à la fois pendant qu’un hurlement ténébreux s’évade de sa bouche. Il « CRIE ». Poignante image qui évoque un CRI intérieur, celui qu’il a toujours et fatalement retenu par crainte d’éveiller et de transmettre sa souffrance, celui qui circonscrit l’Homme qui est enfoui en lui, un CRI perçant déchirant troublant et qui a pris vie dans le mouvement de sa création. Une légère lueur se laisse entrevoir dans son dessin. La lumière qui anime cet Homme mais qui, selon lui, ne se dévoilera que lorsqu’il sera mort. Non pas qu’il soit attiré par la mort, mais libéré de ses CRIS, il pourra alors « entrevoir la paix ». A l’issue de notre rencontre, cet Homme se sent bien ; S’abandonnant à la création, il a pu pendant un court instant dévoiler et partager en toute authenticité son Ombre intérieure et son CRI dévastateur. Puis son masque réapparait, si puissamment forgé d’un large sourire et d’une extrême gentillesse, qu’il fait de lui le « patient idéal », sa présence récurrente depuis quelques années dans la structure est appréciée des soignants qui le décrivent « agréable et facile », il est si compliant et si docile à nos bons soins ! L’art-thérapie n'a pas la prétention de guérir ni celle de résoudre les difficultés, elle ne cherche pas à tout prix à pousser le sujet à mettre des mots sur tous ses maux. Le temps du partage avec l’art thérapeute, le processus peut néanmoins tendre vers un mouvement de vie en quittant l’impression d’être "un objet vivant" au profit de l’impression d’être "un sujet existant". Si nous ne pouvons aider, risquons-nous alors simplement à prêter une oreille respectueuse aux silences et aux cris qui se trament derrière les masques. « Il faut que vous m’aidiez parce que intérieurement je deviens fou, je deviens dément car mes souffrances dépassent tout ce qu’on peut imaginer. Intérieurement je crie, je hurle et je me débats et je lutte pour avoir de l’espace pour avoir de l’air pour échapper à l’étouffement. » Dalton Trumbo Johnny Got His Gun (1939)
UN ACCOUCHEMENT En surmontant peu à peu les obstacles de l’inconscient par le biais de la médiation artistique, l’irreprésentable de la souffrance et de la mort se transforme en objet de substitution, une matière qui prend vie qui se modèle évolue et peut être représentée, le sujet étant affectivement distancié de sa réalité anxiogène par la reformulation symbolique. Un matin d’hiver froid et pluvieux, m’amène à être accueillie par Madame P. dans le cadre d’une séance d’art thérapie. Elle a 50 ans et se plaint de douleurs physiques chroniques anciennes, diffuses et dont l’origine reste inexpliquée, ce qui contribue à des prises en charge avec de lourds et nombreux essais thérapeutiques antalgiques inactifs. Brièvement nous faisons connaissance, elle décrit sa surcharge pondérale, située essentiellement au niveau de son abdomen et se lève pour me dire en riant « regardez, à mon âge on dirait que je suis enceinte»… Cependant l’équipe soignante m’a sollicité dans l’intention de travailler le thème de la douleur, alors je lui propose de dessiner la représentation qu’elle s’en fait ; un symbole s’impose immédiatement à Madame P : un galet, un gros galet vide. Elle parle de lui et le situe sur ses épaules avec de la pesanteur, de la douleur. Utilisant un pastel gris, elle comble de lignes croisées l’espace vide du galet et voilà qu’apparait à mon regard d’art thérapeute l’image d’une momie égyptienne, un nouveau-né dans son linceul, image qu’elle ne semble pas distinguer. Son discours se poursuit tout naturellement sur sa douleur… sa grande douleur… qui peu à peu se déplace depuis ses épaules jusqu’à son abdomen. Madame P. rajoute ensuite autour de son galet des aiguilles pour signifier ses douleurs parfois si violentes. A cet instant, son corps se redresse, ses mains se posent fortement sur son ventre, l’émotion la gagne, sa respiration s’accélère et elle pleure avec puissance, son corps vit et exprime durant quelques minutes ce que sa voix refuse de dévoiler. Avec douceur, je l’invite à écrire auprès de « son galet » le premier mot qui lui vient à l’esprit : c’est le mot « placenta ». Elle m’affirme avoir ressenti à l’instant les effets d’un accouchement ! Elle est déconcertée et j’avoue que moi aussi car immanquablement j’ai un doute entre authenticité et hystérie tellement son ressenti s’est puissamment révélé. Madame P. me décrit l’accouchement par césarienne de son premier enfant, un fils mort quelques heures après sa naissance. « Je n’ai pas vécu l’accouchement, affirme-t-elle, je n’ai pas vu le corps de mon enfant … je n’ai pas assisté à son enterrement … je ne sais même pas comment il était habillé », et elle ajoute en pleurant « je n’accompagne pas mon époux lorsqu’il va se recueillir sur sa tombe ». Lorsque Madame P. s’apaise, elle perçoit le linceul d’enfant de son dessin « C’est lui, me dit-elle stupéfaite, c’est lui qui me pèse tant, qui me fait si mal ; avec ses aiguilles il est bien accroché ; je n’ai jamais voulu m’en séparer ! ». Depuis 20 ans elle vit avec la mémoire douloureuse de cet enfant et du placenta en elle, sa grossesse était psychiquement et émotionnellement inachevée. Depuis 20 ans son époux vit seul le deuil de leur enfant. Madame P. vient de prendre des risques pour franchir les obstacles de ses angoisses ; elle a hésité, elle a abandonné ses certitudes, elle accueilli le doute préalable à une douce délivrance. La suite de la séance est consacrée à mener avec elle une réflexion sur le deuil. Afin de conclure, je lui propose d’envisager un « devenir » à son enfant symbolisé dans l’image qu’elle a créé, et, comme elle semble démunie, je suggère de procéder (enfin) au rituel de sa mise en terre, de l’accompagner avec son époux dans sa dernière demeure ainsi elle se rendra actrice de ce rituel de séparation. Un large sourire éclaire le visage de Madame P. « je vais lui fabriquer une jolie petite boite, j’y mettrai un doudou, un habit, ce dessin et ensuite je demanderai à mon époux de m’accompagner sur la tombe de notre enfant… je m’occuperai de lui…je parlerai de lui ». Le lendemain allant au-devant de cette patiente pour m’enquérir de ses douleurs et de son état, celle-ci me montre aussitôt son ventre « allégé » dit-elle, elle me montre aussi une jolie petite boite en carton où repose son enfant symbolique (le dessin), des chaussons de bébé qu’elle s’est empressée d’acheter « avec un réel plaisir et avec fierté » m’assure-t-elle. Madame P. a parlé à son époux, ensembles ils iront sur la tombe de leur enfant. Elle est souriante et je m’autorise à la féliciter l’ouvrage qu’elle a accompli…
LE VIDE ABSOLU « Le vide n’est pas le rien. Le vide n’est pas un espace non peint, Le vide est tableau. Il n’y a point d’images et pourtant, Les images y ont une éminente existence. Le vide, élément éminemment dynamique et agissant, Demeure plus pleinement habité que le plein. Car c’est par le souffle de vie que transporte le vide Et qui confère au tableau une unité où toute chose respire Que le plein parvient à manifester sa vraie plénitude. » Paroles de Chang Shih dans « Le vide et le plein » du poète français François Cheng, ed. du Seuil, 1979 J’adhère aux pensées chinoises taoïstes, selon lesquelles le vide n’est pas un espace « non plein ». Le blanc d’une toile n’est pas vide : c’est une trace de l’absence, c’est un espace prêt à accueillir le mystère du trait qui implique volume et lumière, rythme et couleur et qui dévoile la vie de l’œuvre. J’avoue qu’à aucun instant je n’aurais imaginé l’existence d’un nuancier émotionnel absolument vide de rythme chez un homme d’apparence « sain » d’esprit. J‘ai rencontré un tel homme, obésité avérée, 18 ans, déscolarisé du cursus classique très tôt devant des échecs scolaires fulgurants et des comportements sociaux inadaptés. Monsieur A.T. était auparavant identifié « faible d’esprit ». En réalité, il y a peu, son quotient intellectuel a été évalué et se révèle être bien supérieur à la moyenne : il est passé aux yeux de ce monde si éloigné de lui, de pauvre fou et maltraité hier à pauvre génie inadapté aujourd’hui. « Inadapté » car depuis 4 ans il se cloitre dans sa chambre, il s’auto-exclu du monde qu’il estime insignifiant, il inverse son cycle de vie : il dort le jour, et se « nourrit » la nuit de contacts virtuels avec ses pairs sur l’écran de son ordinateur (ceci sous le regard impuissant de sa mère). Lors de notre rencontre, j’entrevois très vite que ce jeune homme détient des capacités intellectuelles supérieures aux miennes, bien entendu il le détecte également. Cependant je joue le jeu et lui propose d’utiliser des outils de dessin pour déposer sur une feuille blanche ses ressentis, ses émotions : il crayonne hâtivement des cercles vides. Ce n’est pas une surprise puisque ce vide s’exprime parfois ainsi, mais habituellement, avec patience et en éveillant l’expérience au corps, le patient parvient à combler ce vide de sentiments. Chez ce jeune homme, le vide est (dit-il) « absolu ! Sans émotions, sans désirs ou surprises… L’intuitif, le rêve et l’imaginaire sont exclus de mon monde …tout doit être exclusivement prévisible, rationalisé, calculé et anticipé ». La plupart des idées qu’il expose ne sont qu’une répétition de savoirs acquis et soigneusement triés, et j’ai l’impression de converser avec un psychiatre qui me décrirait de sa voix monocorde une étude de cas parfaitement menée. Ces espaces circulaires demeurent vides ; Vassili Kandinsky, fondateur de l'art abstrait écrit que le cercle est symbole de l’infini et de l’éternité, il symbolise la vie des êtres vivants de la naissance à la mort. Les cercles de Monsieur A.T. symbolisent la non-existence. Toutefois une ouverture se produit, un espace non vide fait éruption : il représente un carré, « c’est une boite que j’ai dans ma tête » et dans laquelle il « emmure » un enfant. En opposition au cercle, le carré représente le corps, et la boite de ce patient, détient les secrets de son histoire, de ses blessures et pour ne pas en être affecté, il a fait le choix de ne jamais l’ouvrir, de ne jamais laisser cet enfant s’exprimer, s’évader et grandir. Aussitôt je fais le lien entre cette boite symbolique qui enferme cet enfant en souffrance et en danger, et sa propre chambre dans laquelle il enferme son corps et son être de jeune adulte, mais, immanquablement il esquive ce lien. Certes ces deux boites ne sont pas vides, mais elles agissent comme un trou noir qui aspire toute énergie vitale, tous désirs rêves ou imaginaire. Monsieur A.T. n’a aucun respect pour sa propre personne : il affirme que son « être est un étranger à écarter » et il compare son corps à une « inutile enveloppe » ayant des besoins purement physiologiques. La souffrance du corps et la souffrance de l’esprit ne peuvent pourtant pas se délier. Si le mental récuse le corps où il loge, s’il ne trouve pas de sens à son existence et à ses défaillances, alors, le mental va rejeter ce corps et lui montrer de l’indifférence. A ce stade de sa vie, le cerveau de Monsieur A.T. demeure l’unique élément de son existence qui mérite à ce jour son attention. On peut aisément comprendre que le projet thérapeutique d’hygiène de vie et d’hygiène alimentaire que lui propose la structure est, à ce jour, en inéquation totale avec son propre projet de vie. Assurément, les mécanismes adaptatifs qu’il met en place pour se protéger de la résurgence de ses peurs liées à de très nombreux et violents sévices subis autrefois maintiennent un certain équilibre. C’est un refuge psychique conçu par la mise en mouvement de son intelligence hors norme et il entretient ses comportements pour vivre une vie désancrée, éloignée du collectif, inadéquat avec la normalité sociale et morale fixées par la société actuelle. De ce fait, il bâtit sa différence dans le contrôle total des échanges et dans la mise à distance, et c’est me semble-t-il, une source d‘aliénation pour tous ceux (et moi la première !) qui ne cadrent pas à son génie. Au sein de ce vide émotionnel excellemment bien construit et protecteur, l’art thérapie n’a pas, selon lui, de place car il récuse l’expression de sa détresse et lui demandant s’il souhaite que l’on renouvelle notre rencontre, il me dit simplement qu’il s’est ennuyé et que ça ne présente aucun intérêt pour lui. Je le conçois tout à fait car je n’appartiens pas à sa communauté de cellules grises dominatrices alors je le remercie poliment de nos échanges sincères … d’ailleurs il décidera quelques jours plus tard de quitter l’établissement. Le lendemain de notre entrevue, je croise Monsieur A.T., timidement, il fait quelques pas vers moi pour me saluer et m’offrir un sourire et un regard soutenu (le premier que je capte en lui) je réponds aussitôt à son sourire et j’accueille ce court instant avec beaucoup d’intensité car il nous positionne à cet instant dans une relation d’équité! J’ose croire que ce sourire partagé est le résultat d’un bienfait de notre brève rencontre. Incontestablement je me trompais, il n’y a pas que le « RIEN » qui l’habite, enfoui au plus profond de son puit de souffrances apparait un « JE » émotionnel en gestation et bien préservé, il me suffisait de porter un regard plus aiguisé ! Lorsque la souffrance de la confrontation avec ses propres peurs est trop invalidante, mettre des mots sur les conflits intérieurs devient pénible voire impossible et peut créer un déferlement d’angoisses. Une telle crise émotionnelle peut brouiller la communication en instaurant un silence intérieur qui agit tel un filtre indispensable à la protection psychique assurant l’équilibre de l’individu. Si l’art-thérapie propose l’ouverture à un processus de reconstruction, l’art thérapeute que je suis oriente le patient sans pour autant outrepasser le domaine où il peut parvenir, en lui laissant la liberté de ses propres choix de réveiller un corps qui a été mis en exergue depuis de si longues années à la suite de souffrances destructrices, mais également la liberté… de ne pas le faire. Ainsi, je consens au respect de son cheminement vers la résilience.
MON ALLIEE - MA DOULEUR « L’esprit souffre avec le corps et en partage les sensations De substance corporelle est formé notre esprit puisque les atteintes corporelles le font souffrir. » Lucrèce, philosophe latin du Ier siècle Av. J.C. Lorsque la souffrance n’est pas identifiée, ou tout simplement incomprise selon les représentations que chacun se fait de ses raisons de vivre au moment présent, si elle n’est pas recueillie et qu’on n’apporte pas l’aide attendue, l’individu peut ressentir un sentiment de déchirement , une perte d’unité avec lui-même, de même, lorsque la douleur physique chronique ne trouve pas d’apaisement, elle peut porter atteinte à la qualité de vie du patient et la perte de sens peut parfois être si envahissante qu’elle peut l’amener à ne plus percevoir l’intérêt de continuer à vivre. Les facteurs somatiques, psychologiques, sociaux et spirituels coexistent et interfèrent entre eux de sorte qu’il se crée un combat permanent entre le corps douloureux et le mental en souffrance, alors la représentation des troubles somatiques existants sera parfois majorée. La prise de conscience de ces troubles peut permettre la reprise du contrôle de l’esprit, se le réapproprier et accéder à un apaisement qui va aider à détourner les menaces douloureuses du corps. Nous avons abordé le thème de la douleur avec une personne obèse ; douleurs diffuses, chroniques, sans réelle origine et qui ne répondent pas aux traitements chimiques. Je lui propose d’élaborer un conte et l’y accompagne étape par étape. Elle décrit d’abord « le lieu » où se déroule son conte : son corps qui ne répond plus à ses désirs et qui l’a abandonné ; ensuite elle réfléchit sur « l’ennemi » : comme une évidence elle choisit sa douleur qu’elle prend soin de décrire ; son « élément magique » serait un traitement efficace contre cette douleur ; à ce stade, elle ne sait pas encore définir « le héros » de son conte. Avec maladresse et difficulté, elle écrit les premières phrases qu’elle me lit, mais ses mots autant que son corps sont, à cet instant, dénués de sens de mouvement ou d’émotion. Les traumatismes subis par les patients phagocytent tellement leur vie et leur être qu’ils ne savent plus où se situe le bien et le mal, où se situent leur véritable ennemi et leur allié. Alors, avec prudence et au travers de la mise en jeu du conte, je bouscule un peu son bouclier psychique et la mène doucement à se poser les bonnes questions sur son ennemi, à repositionner chaque élément du conte à sa vraie place car il semble que ses réels démons sont ailleurs. Les pleurs la submergent longuement, puis elle prend d’énormes risques pour chuchoter « ma douleur est peut-être mon alliée, mon élément magique ». J’ai conscience qu’elle a puisé en elle une puissante énergie pour admettre que sa douleur pourrait être une alliée vitale et que pour rester en vie, elle ne peut pas (à ce jour) s’en démunir ce qui expliqueraient les échecs thérapeutiques. J’acquiesce ces propos, je l’accompagne dans cette nouvelle démarche car j’y perçois de l’authenticité, de la vie et de l’émotion et si elle effleure des sentiments de culpabilité ou d’anormalité, je l’autorise dans notre espace intime à révéler des ressentis qui lui semblent répréhensibles. Comme je lui demande de visualiser ce nouvel allié, de le nommer et lui donner vie, elle choisit « Hubert le dragon » avant de se libérer dans l’écriture d’un merveilleux conte, dans le silence et sans nul besoin de mon aide : elle est maintenant autonome dans cet espace de création qui en début de séance lui paraissait si improbable. À présent, le Héro c’est elle, l’ETRE, un héros épuisé, fragile, dont l’existence est éteinte par un amoncèlement de souffrances et de sévices ; l’Ennemi c’est son CORPS « maltraité par le passé mais surtout mal aimé et abandonné » par elle-même, et qui se meurt ; l’Ennemie c’est Elle-même ! Héro et Ennemie à la fois, son corps et son être mènent une guerre si laborieuse que son être a tenté il y a quelques mois de tuer son corps au fond d’une froide rivière... Aujourd’hui, un ami magique inattendu c’est dévoilé, « Hubert le Dragon », sa douleur exprimée par son corps. Ensemble nous décrivons ce partenaire qui depuis des années la frappe pour tenter (en vain) de la réveiller et de lui signifier que, pour exister, elle doit absolument apprendre à cohabiter avec ce corps morcelé, elle doit en prendre soin et l’aimer pour qu’en retour elle puisse prétendre à être aimée des autres. Le monde imaginaire qui se profile bien loin dans l’univers du conte n’est pas obligatoirement plus joyeux ou moins sombre que la réalité, mais il est meilleur parce qu’il permet de faire ses propres choix dans un ailleurs temporel et spatial autorisant toutes les représentations même les plus intolérables et permettant de faire vivre les situations émotionnelles à un autre objet : celui du personnage créé. Balayant les difficultés de la réalité, ce personnage devient le médiateur de la vie psychique Un défi a été remporté aujourd’hui par cette personne, son conte présente un dynamisme surprenant, il se termine ainsi : « Hubert demanda à P. de le laisser partir le jour où elle se sentirait suffisamment forte pour exister et où elle n’aurait plus besoin de lui car il devra aller sauver d’autres corps endormis ».
LE PONT VERS L’ENFANT INTERIEUR Partons du concept que l’être humain est seul « responsable » de sa pensée, et de ce qu’il en fait ; mais lorsque l’homme est en souffrance il éprouve des difficultés à maitriser ses pensées car ses affects prennent le dessus. « Ma souffrance passée m’a égaré dans les méandres de la solitude qui gangrène mon existence et emprisonne mes sens. Aujourd’hui mon être est si accablé du vide qui l’entoure que mes pensées s’engouffrent sans limite dans un chemin qui se perd et je me noie sans vergogne dans des larmes si douces et à la fois si ardentes qu’elles brulent mon être. Amère souffrance, tu es une alliée et une force, non que je te désire mais parce que tu jalonnes le chemin de mon existence. Ma pensée, comme je t’aime lorsque tu me fais rêver, indélicate compagne, comme je te haï lorsque tu me fais sangloter. » La majorité des histoires de vie que je croise dans les séances d’art thérapie arborent des processus semblables : un évènement traumatique (décès, perte, abandon, séparation, maltraitance, violences sexuelles…) créé des tortures psychiques et produit des troubles addictifs ( drogue - alcool - comportement alimentaire…) se révélant en définitive si autodestructeurs et asphyxiants qu’ils mènent insensiblement la personne vers une métamorphose et une déchéance psychique et corporelle, un oubli voire une disparition de soi à l’origine d’une crise identitaire laissant la place (selon leurs propres ressentis) à « un être insignifiant, et sans ayant droit en terme d’amour » . Afin de parvenir au terme de ce conflit interne, il devient indispensable de renouer avec son être intérieur, celui qui se nourrit depuis notre plus jeune enfance d’intuitions, de rêves ou d’imaginaire. Si ces hommes et ces femmes apprennent à découvrir, donner de la place et laisser s’épanouir cet espace intérieur ils seront moins phagocytés par le monde extérieur qui les formate et les meurtri. Peu à peu ils parviendront à développer une liberté intérieure, trouver un équilibre entre le mode de pensée intuitif et le mode de pensée rationnel pour être en finalité moins morcelés par les questionnements ou les peurs et accepter de croître et d’émerger de leur iceberg émotionnel. Le parcours entre un monde de pensées destructrices et son être intérieur est parfois semé d’obstacles psychiques impossibles à franchir devant des souffrances trop envahissantes et dans la perspective d’éclairer les patients dans cette réflexion intime, je leur propose parfois de se laisser guider dans le voyage imaginaire de leur pensée et j’initie pour cela la visualisation métaphorique d’un « pont ». Dans le domaine singulier de notre pensée imaginons 2 espaces. Le premier englobe l’histoire vécue avec ses souffrances ses échecs ses joies ou ses peurs. Le second espace envisage la vie à vivre, un à-venir où la qualité de vie, devant l’apaisement des souffrances ressenties, tendrait vers un mieux-être, vers une restructuration positive de la psyché, vers l’autonomisation du sujet et l’émergence du sens de la vie. Pour cheminer entre l’espace de l’histoire passée et le cap à atteindre, il y a un concept de mouvement de l’esprit, de la réflexion, de la prise de conscience du réel et la mise à distance de la source d’angoisse. Ce processus sera symbolisé par le pont, la passerelle entre deux mondes intérieurs étayée par les pilonnes de ses ressources. Explorant le premier monde, une patiente dessine un « nuage noir », opaque, indestructible ; c’est sa vie d’adulte, déterminée par son passé, ses modèles conceptuels ses échecs, ses joies, ses peurs et essentiellement ses souffrances. Son CORPS d’adulte a conservé en mémoire les sévices physiques d’enfant maltraitée, son réel ennemi actuel c’est la souffrance de son ETRE liée à la défaillance du rôle parental protecteur et aimant ayant provoqué un anéantissement affectif profond. Parcourant le deuxième monde, elle évoque une enfant, en couleurs, elle pleure et tend les bras dans l’attente des bras, des regards et des mots d’une mère aimante et bienveillante... en vain ! Cette enfant c’est elle, une enfant n’ayant pas été autorisée à vivre sa vie et ses rêves, malmenée et projetée trop rapidement et trop brutalement dans une vie d’adulte. Entre les deux mondes, la patiente élabore sa passerelle, un passage qui se dirige avec force vers un passé nécessaire à « vivre » afin de se délester de ses souffrances et construire un avenir d’adulte, elle aspire à un retour vers son passé, le temps est inversé. Désirant atteindre un à-venir plus serein, elle perçoit la nécessité de redonner vie à cette enfant enfouie au fond de son être mutilé, alors elle quitte doucement le monde des adultes pour se plonger dans le monde des enfants et, sur cette rive, c’est l’inconnu, elle va prendre des risques, elle va hésiter, abandonner ses certitudes, accueillir le doute, elle va entreprendre un cheminement de l’esprit, une réflexion sur le deuil : celui de l’amour parental fantasmé puisque inexistant. Le sourire aux lèvres, et élaborant ses propres ressources pour étayer ce pont si majestueux, la patiente devient un être singulier qui se construit créant librement un monde imaginaire de désirs et dans lequel elle se sent en sécurité psychique. Elle reprend possession de ses pensées et leur octroie la force nécessaire à surmonter les obstacles, elle s’autorise à dépasser ses propres limites, ses propres freins et il y a émergence de « sens » nouveaux dans son histoire de vie, une restructuration positive vers la résilience est dorénavant envisagée. Au travers de ce travail imaginaire, la patiente a été audacieuse et elle a acquis un mieux être au présent en renouant avec son enfant intérieur. Elle écrit ces mots : « … désolée de t’avoir laissée croire que tu étais coupable. Désolée de t’avoir laissée pendant toutes ces années toute seule. Tu es ce que j’ai de plus cher Donnes moi la main Remontons tout ce chemin ensemble Mon MOI. » Nous, thérapeutes, sommes des « passeurs » occasionnels dont l’accompagnement doit demeurer en adéquation avec le processus de la personne car le rythme est propre à chacun et il peut s’avérer long et semé d’obstacles douloureux. Lorsque nous parvenons à effleurer, non pas la résolution de leur problématique, mais simplement la prise de conscience de leurs doutes dans toutes leurs dimensions, alors, comme lors de la création d’une toile, la dynamique psychique se met en place, les processus de deuil véhiculent de la lumière et l’élaboration d’une passerelle psychique prend vie. Le « cap » à atteindre éclot doucement au loin. Toutes les toiles émergeantes sont sublimes.
MIROIRS DEFORMANTS « Le visage parle, il est en quelque sorte parole avant la parole, il est la parole originaire. Alors les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer les images » Citation de Jean Cocteau, poète Le miroir reflète une image inversée qui diffère de la réalité et selon que les intentions de notre regard sont bonnes ou mauvaises envers nous même, le reflet peut être à la fois le symbole de la vérité ou celui de pures illusions. Voici le récit d’une séance qui s’est déroulée avec une personne (que j’appellerai Eva) et afin de ne pas trahir son histoire, j’ai repris au mieux ses propres mots combinés avec mes réflexions d’art thérapeute. La base de ce travail c’est portée sur « le langage du regard » un travail d’écriture autour de deux questions principales : « Que voyez-vous dans le regard de votre fille (que j’appellerai Cloé) ? Que pensez-vous qu’elle perçoit dans votre regard ? » « … Je m’appelle Cloé. J’ai 5ans. Je vis chez un monsieur et une dame depuis que je suis née mais ce ne sont pas mes parents. Je ne vois jamais mon papa, des « grandes personnes » m’ont dit qu’il a touché mon frère et ma sœur et que ce n’était pas bien alors il n’a pas le droit de m’approcher. Je ne comprends pas les grandes personnes. Je ne vois mes frères et ma maman que deux après-midi par semaine. Des « grandes personnes » m’ont dit que c’était pour me protéger qu’ils m’éloignaient d’elle. Je ne comprends pas, j’aime ma maman et je voudrais la voir tous les jours. Bon, d’accord, elle est très grosse, et puis parfois elle me gronde très fort, vraiment très fort, et parfois elle me tape un peu fort, mais je lui dis que je l’aime et qu’elle est la plus belle des mamans. Dans mon regard, maman y voit de « l’amour, de la tendresse, de la gentillesse, de la joie ». Et moi, qu’est-ce que je vois dans le regard de ma maman ?... « … Je m’appelle EVA. J’ai 39 ans. J’ai pris plus de 30 kg en trois ans. J’ai 3 enfants, la plus jeune s’appelle Cloé. Leur père me frappait, il me violait, il abusait aussi de mes enfants mais j’étais impuissante face à sa domination, pire, en restant auprès de lui j’alimentais ses pulsions qui devenaient au fil du temps plus nocives. Alors un soir j’ai puisé en moi un soupçon de courage et avec mes enfants, j’ai quitté cet homme. Aujourd’hui, la justice des hommes les a placés dans des familles d’accueil pour les éloigner d’un père maltraitant et pour les éloigner d’une mère négligente dans son rôle de mère protectrice. Autrefois j’ai aimé mon mari, je croyais en lui et en l’épousant je pensais fuir les coups et les atrocités de mon propre père. Il était si dur mon père ; Un jour il a projetée ma mère au travers d’une fenêtre ; je me demande pourquoi elle n’est pas morte ce jour-là. Je n’étais qu’une enfant et j’aurais voulu mourir ce jour-là. » « … Je me nomme VAMPIRE, je suis une art-thérapeute qui se nourrit du flot de sang versé par les maux des humains que je rencontre. Assurément, je cause auprès d’eux un malaise car je puise leur sang dans les méandres sombres de leur être et j’ouvre les vannes de leurs pensées les plus effrayantes qui sont souvent plus destructrices pour leur équilibre que le mal lui-même. Moi, VAMPIRE, j’écoute attentivement le récit d’EVA et je n’ai aucune peine à percevoir qu’il est livide, forgé d’un langage « catatonique », dénué de rythme et d’émotion malgré la dureté des propos qui peignent une fille une femme et une épouse maltraitées. Au détour d’une délicate mise en jeu de mots que je lui propose, EVA, bien que déconcertée, se livre et me mène vers l’abysse ténébreux de ses pensées dévastatrices envers sa petite Cloé. « Je ne voulais pas d’elle ; lorsque je la regarde je vois son père, mon époux, me violer. Elle est l’enfant du viol, elle me dégoute ! Je ressens des pulsions à son égard. Des pulsions d’attouchement et de violences ; je voudrais la jeter par une fenêtre ; je voudrais qu’elle disparaisse ; je voudrais la tuer». Son corps s’éveille enfin, il se met en mouvement et dévoile une tristesse indescriptible ; ses maux se déversent pèle mêle comme une hémorragie non contenue et, dans la confiance de nos rapports, cette hémorragie n’est pas destructrice car non seulement je l’accueille sans juger, je la contiens sans commenter, mais en plus je valide avec la plus grande précaution la légitimité de ses sentiments : dans ce lieu, le malin s’exprime par la pensée et par la parole sans basculer vers le passage à l’acte dévastateur. Cependant, percevant de la bonté dans le regard de cette femme, je lui demande ce qu’elle imagine pouvoir écarter de sa propre vie en faisant disparaitre son enfant : « Elle doit mourir avant de subir toutes les maltraitances que j’ai subi ». Enlisée dans une détresse absolue de non-retour, EVA pense que la mort de son propre enfant est préférable à la perspective d’atrocités qu’elle pourrait subir, atrocités qu’EVA ne connait que trop bien. Fille et mère. Mère et fille. Tel un miroir, un prisme déformant et nuisible habité d’un démon qui reflète les souffrances, lorsqu’EVA pose son regard sur sa fille Cloé, elle ne perçoit en réalité que son propre reflet d’enfant fragile et exposée au mal, elle projette inconsciemment sur Cloé tous les sentiments négatifs qu’elle a elle-même autrefois ressenti c’est ce que Carl Gustav Jung nomme « L'IMAGO » l’image qu’elle s’est fabriqué d’une « pauvre enfant » inévitablement soumise au mal, une enfant que seule la mort aurait pu délivrer de ce mal. Détruire sa fille est une autodestruction à retardement. L’art thérapeute VAMPIRE s’empresse de faire remarquer qu’EVA vient de révéler un amour puissamment protecteur de mère, un amour ravagé par une douleur inhérente à son vécu personnel passé mais un amour démesurément protecteur envers une enfant potentiellement livrée à un danger présent. Eva devra briser ce miroir nuisible car elle doit se réapproprier sa vie de mère empreinte de tourments mais également forgée de bonté et d’amour et elle devra sans crainte se différencier de sa fille dont la vie est à venir. Le calme revenu, elle écrit un texte : « Je m’appelle EVA. J’ai honte de mon corps difforme et laid, je culpabilise de ne pas avoir protégé plus tôt mes enfants. Je voudrais changer mon attitude, m’aimer un peu plus pour retrouver mon rôle de Maman aimante envers tous mes enfants. Je veux faire tout mon possible pour y arriver. Je vais me maquiller, m’habiller et changer mon regard envers Cloé. Je vais y arriver» EVA semble avoir pris conscience de la subjectivité de ses ressentis négatifs envers sa fille donnant une valeur émotionnelle inappropriée. Elle arbore son visage d’un doux sourire et elle offre à l’art thérapeute que je suis un long regard tendre et soutenu que j’accueille avec respect et silence : le langage du regard déploie ici toute sa puissance … » « Les loups même malades, même acculés, même seuls ou effrayés, vont de l’avant. Ils donnent toutes leurs forces pour se trainer d’un endroit à un autre jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un bon endroit pour guérir et revivre » « Les femmes qui courent avec les loups » Clarissa Pinkola Estés / Psychologue, écrivain, 2001